Les artifices de la réforme Borne

Une réforme est indispensable. Emmanuel Macron et l’ex-haut-commissaire naguère chargé de la mettre en œuvre, Jean-Paul Delevoye, avaient d’abord annoncé une révision complète du système de retraite, mal préparée, mal conçue et finalement abandonnée à la faveur de la crise sanitaire en 2021. En 2017, contre l’évidence, Macron et Delevoye affirmaient que leur réforme n’était pas dictée par un motif d’ordre financier et que « le système » de retraite (qui comporte en fait des systèmes très différents les uns des autres) était « presque à l’équilibre ».
Six ans plus tard, nous en revenons, avec le projet exposé par Elisabeth Borne, à une réforme a minima, seulement paramétrique, mais rendue indispensable par le poids financier de plus en plus considérable des retraites, qui nourrit le déficit et la dette publics. Les retraites constituent, en effet, le premier poste de dépenses de l’Etat (338 milliards d’euros), en augmentation rapide : plus de 80 milliards en dix ans. Cette tendance est accentuée par le vieillissement de la population, résultant de la baisse de la natalité et de l’augmentation de la durée de vie moyenne, mais aussi par le poids financier des régimes spéciaux du secteur public, structurellement déficitaires et payés par l’impôt prélevé sur les contribuables – ce qui exclut ces régimes du public du champ de la répartition, pourtant décrit par Elisabeth Borne comme « un symbole de notre Nation » et par le ministre du Travail, Olivier Dussopt, comme le « ciment de notre pacte social ».
Dans un tel contexte et à défaut d’une réforme structurelle auquel il a renoncé, le recul de deux ans de l’âge de départ à la retraite, politiquement courageux, est à mettre au crédit du gouvernement – sous certaines réserves toutefois, puisque cette mesure est en grande partie redondante avec l’allongement progressif jusqu’à 43 ans de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein, déjà prévu par la réforme Touraine de 2014 – et dont la nouvelle réforme accélère d’ailleurs le calendrier. Et surtout, parce que l’âge légal importe moins que l’âge effectif de départ à la retraite : le régime des professions libérales, par exemple, a pu baisser l’âge légal de départ de 65 à 60 ans (il a été relevé à 62 ans depuis), sans que l’âge effectif moyen ne varie, ni que l’équilibre des comptes ne soit menacé. La coercition n’est donc pas forcément le meilleur moyen de convaincre les Français de travailler plus longtemps.
« Justice, équilibre et progrès » ?
Elisabeth Borne prétend présenter aujourd’hui « un projet de justice, d’équilibre et de progrès ». Mais comment parler de « justice », alors que l’équité n’est pas rétablie entre les retraités des secteurs public et privé ! Ou d’« équilibre », quand les régimes spéciaux, structurellement déficitaires, continuent de creuser le déficit et la dette publics ? En regard, les régimes du privé, notamment les complémentaires, ont consenti de gros efforts pour tenir leurs budgets à l’équilibre en imposant des sacrifices à leurs affiliés, et leurs rendements n’ont pas cessé de baisser depuis trente ans.
Le gouvernement commet un gros mensonge par omission lorsqu’il affirme vouloir fermer « la plupart des régimes spéciaux », comme l’annonce le Premier ministre. Les principaux d’entre eux, ceux de la fonction publique, continueront comme précédemment à servir à leurs bénéficiaires des avantages exorbitants en matière d’âge de départ, d’assiette et surtout de garantie du montant de la pension (à 75 % au minimum du dernier salaire pour une carrière complète), alors que ces régimes sont déficitaires à hauteur de 30 milliards par an.
Quant aux autres (ceux des industries électriques et gazières, de la RATP, de la Banque de France, des membres du Conseil économique, social et environnemental), leur fermeture pourrait être un pas dans la bonne direction, si elle ne recelait pas une grosse entourloupe, comme le montre l’exemple du régime spécial de la SNCF, fermé en 2020 – mais qui ne disparaîtra pas avant le siècle prochain. La « clause du grand-père » revient à maintenir les avantages de tous les cheminots recrutés avant cette date et les nouveaux embauchés resteront gérés par le régime spécial devenu « caisse de branche », même s’ils sont officiellement affectés aux régimes des salariés du privé, Cnav et Agirc-Arrco. Pour cette raison, ces derniers versent d’ailleurs au régime spécial une soulte qui lui sert à financer les avantages servis à ses bénéficiaires !
Il est à noter que le gouvernement inclut parmi les régimes spéciaux qu’il ambitionne de fermer celui des clercs de notaire, ce qui revient à mélanger les choux et les carottes. En effet, ce régime du privé, à la différence des précédents, ne reçoit aucune subvention publique et n’est pas financé par les contribuables, mais par des cotisations salariales et patronales vraiment versées. Il n’y a donc pas lieu de le fermer, mais le gouvernement donne le change en le glissant parmi les régimes spéciaux du secteur public.
Quant aux mesures de « progrès », on découvre parmi elles, sous prétexte d’améliorer le taux d’emploi des seniors, la création d’un « index seniors » destiné à « exiger de la transparence de la part des entreprises » et à « replacer la gestion des âges au cœur du dialogue social ». Au moment où de nombreuses entreprises sont menacées par les conséquences de la crise énergétique, rien n’est-il plus urgent que de leur imposer de nouvelles obligations administratives et réglementaires ? On est en plein socialisme !