Nos raisons contre cette réforme

Sauvegarde Retraites s’oppose au projet de réforme gouvernemental tel qu’il s’impose par le biais de l’article 49-3, pour des raisons inverses de celle des syndicats des régimes spéciaux. Mais beaucoup mieux fondées et beaucoup plus sérieuses.

Certains membres de Sauvegarde Retraites nous ont écrit en s’étonnant que nous nous opposions à la nouvelle réforme des retraites – en l’état –, à laquelle s’opposent aussi les défenseurs des régimes spéciaux. Nos raisons de critiquer le texte gouvernemental ne sont évidemment pas les mêmes que les leurs.

Ce sont ces raisons qui ont dissuadé Sauvegarde Retraites d’appeler à manifester contre les récentes grèves dans les transports publics – grèves de privilégiés attachés au maintien de leurs privilèges et de leurs régimes spéciaux payés par les contribuables. Il était d’autant plus inacceptable que ces mêmes contribuables fussent pris en otages par ceux qui prospèrent à leurs dépens. Mais il était à craindre que, par une analyse manichéenne et binaire, la presse ne présentât notre opposition à cette grève comme un soutien à une réforme que nous refusons pour des motifs beaucoup mieux fondés que ceux des grévistes. À savoir :

  • 1. La réforme consacre une mainmise accrue de l’Etat sur l’ensemble des caisses de retraite, y compris les complémentaires, alors que cet Etat montre depuis des décennies qu’il est l’un des plus mauvais gestionnaires.

  • 2. L’instauration d’un régime prétendument « universel », mais en réalité à plusieurs vitesses comme l’a constaté le Conseil d’Etat dans un avis rendu le 24 janvier dernier, permet d’ores et déjà le maintien de facto de nombreuses spécificités des régimes spéciaux. Avant même que la loi n’ait été votée, les syndicats du public avaient obtenu de nombreuses dérogations et compensations, ainsi que des augmentations de traitement pour certains fonctionnaires. Et le projet de réforme prévoit que le gouvernement légifèrera par ordonnance sur tout ce qui concerne la transition vers le régime universel et la réforme des régimes spéciaux, ce qui revient à donner aux administrations publiques un chèque en blanc pour qu’elles se réforment elles-mêmes, créant un évident conflit d’intérêt…

  • 3. La suppression desdits régimes spéciaux est renvoyée au calendes grecques – si tant est qu’elle soit un jour réalisée. En effet, l’expérience montre que même lorsqu’elle a été votée par les parlementaires et inscrite dans la loi (notamment en 1974), cette suppression est restée lettre morte. Les reculs et les atermoiements du gouvernement donnent à craindre qu’il n’en aille de même cette fois encore. En revanche, les « compensations », non financées, obtenues par les syndicats pour les bénéficiaires de ces régimes du public "en échange" de leur intégration dans le régime dit « universel », seraient bel et bien concrétisées.

  • 4. La confiscation des réserves des caisses du privé (130 milliards d’euros) sera, elle, immédiate et permettra au gouvernement de retarder les décisions douloureuses jusqu’à la fin du quinquennat. Pour calmer les inquiétudes des personnes affiliés aux régimes concernés, le gouvernement a déposé au début du mois de février un amendement qui, selon le nouveau Secrétaire d’Etat chargé des retraites, Laurent Pietraszewski, devait « permettre aux régimes d'affiliation de décider s'ils souhaitent utiliser leurs réserves financières afin de faciliter la convergence vers le barème de cotisations du système universel, en finançant la prise en charge partielle des cotisations ». La mesure, initialement destinée à s’appliquer au régime des avocats, avait été élargie par la commission de l’Assemblée nationale à l’Agirc-Arrco, à l’Ircantec et au régime autonome des experts comptables. Mais en définitive, l’amendement n° 42467, voté le 21 février ne concerne que les avocats. Il « vise à confier à la CNBF la gestion d’un dispositif de solidarité permettant de prendre en charge tout ou partie de la hausse de cotisations pour les avocats libéraux et salariés, dont le revenu est inférieur à trois PASS. Cette solidarité pourra être financée par les droits de plaidoirie et leur contribution équivalente ainsi que les produits des réserves financières constituées par les régimes de base et complémentaires gérés par la CNBF ». Autrement dit, les réserves constituées par les avocats seront pompées, via la hausse des prélèvements sociaux. Et quand les réserves seront vides, restera les prélèvements. Les libéralités de l’Etat ressemblent décidément aux arrangements à la Laurel et Hardy (l’État tenant le rôle de Hardy et le contribuable celui de Laurel).

  • 5. La longueur de la transition des régimes spéciaux du public vers le régime universel aboutira à reporter l’ensemble des effets de la réforme sur les jeunes générations, qui seront par ailleurs appelées à payer le poids accru de la dette publique, à financer les engagements retraite et la grande dépendance, dans une situation démographique de moins en moins favorable.

Conclusion

Au bout du compte, il apparaît que cette réforme, qui était présentée comme l’acte majeur du quinquennat et devait refonder en profondeur le système de retraite français, a été préparée en dépit du bon sens – pratiquement bâclée. Alors qu’elle engage l’avenir de tous les Français, elle a été imposée de manière autoritaire par le Gouvernement, auquel le texte de loi donne par ailleurs un blanc-seing puisqu’il donne latitude au Gouvernement de régler par ordonnances une quarantaine de questions, dont les plus importantes (citées par le Conseil d’Etat dans son avis du 24 janvier), comme la gouvernance du nouveau système, les dérogations à caractère professionnel à l’intérieur du système universel de retraite (autrement dit, les régimes spéciaux, ce qui suscite comme nous l’avons déjà indiqué un conflit d’intérêt), ou encore les conditions d’entrée en vigueur de la réforme.

À cet égard, le Conseil d’État a souligné « que le fait, pour le législateur, de s’en remettre à des ordonnances pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité. » C’est en particulier pour cette raison (ainsi que pour les insuffisances de l’étude d’impact accompagnant les projets de loi organique et ordinaire, notamment en ce qui concernait le financement de la réforme) que la plus haute juridiction administrative a estimé ne pas pouvoir en garantir la sécurité juridique. La légitimité de la réforme s’en trouve tellement affaiblie qu’elle pourra aisément être remise en cause par un autre Gouvernement. Tout ça pour ça… ?


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